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Père castor, raconte nous une histoire !

Dices

Raconter une histoire a toujours été un point clé dans les jeux vidéo depuis leur commencement, ou peu s’en faut. Un scénario habilement construit est un excellent outil pour plonger le joueur au sein du monde virtuel dans lequel on souhaite l’embarquer. L’immersion a besoin du ciment scénaristique pour naître. L’histoire nous permet également de justifier les objectifs donnés, de construire un fil rouge menant du début à la fin du jeu. Et évidemment, une histoire est un excellent générateur de sensations, de sentiments et d’émotions.

La plupart des jeux vidéos tendent à poser leur scénario comme le ferait un livre ou un film. Le monde est défini par ses constructeurs – les concepteurs du jeu – et le personnage incarné par le joueur y interprète un rôle. On reproche souvent à ces jeux d’être dirigistes : le joueur participe à une histoire pré-établie, et ses actions doivent suivre la trame.

Certains jeux tentent de créer une impression de liberté. Je pense à Fable, dans lequel Peter Molyneux a tenté de laisser le joueur totalement libre de ses choix, et de non pas le pousser dans le sens de l’histoire, mais de construire l’histoire autour de ses choix. Si le principe semble simple et évident, la tâche est colossale. L’arbre des possibles est infini, mais pas les temps de développement. De cette ambition est née la déception autour de ce titre (qui reste un excellent jeu – mais dirigiste malgré tout).

D’autres tentent une approche plus détachée : le scénario est minimisé dans le gameplay, de façon à ce que le joueur crée sa propre histoire, avec son propre imaginaire. Will Wright est l’instigateur de ce genre, avec la série des Sims, et avec Spore. Cette fois-ci, le jeu n’est plus du tout dirigiste, mais le jeu ne raconte plus d’histoire.

On retrouve donc trois grandes familles :

  • Les jeux qui racontent une histoire à un joueur qui la subit – il s’agit de la majorité ;
  • Les jeux qui se laissent raconter une histoire par le joueur, et qui s’y adaptent ;
  • Les jeux qui se jouent sans histoire, où le joueur se raconte son propre univers.

Et puis viennent les MMOGs. Dans ce genre très à part des autres, on retrouve finalement les mêmes axes : certains guident le joueur dans une histoire pré-établie, le faisant effectuer des actions prédéterminées, d’autres minimisent le scénario.

Toutefois, dans la plupart des MMOGs survit une communauté incroyablement résistante aux assauts dirigistes des éditeurs qui s’investit dans le scénario du jeu, en tentant réellement d’incarner un personnage de l’univers virtuel aux yeux des autres.

Pour moi, s’il s’agit d’une tentative louable, et très souvent passionnante et très immersive pour ceux qui la vivent, il ne s’agit pas moins d’un constat d’échec : les joueurs doivent se forcer à jouer leur rôle. Il ne s’agit pas d’une action naturelle. L’action naturelle, c’est « Hey, on groupe pour aller basher du mob? » Pas « Bonjour noble chevalier, que diriez-vous d’unir nos forces afin d’occire quelques unes de ces viles créatures ? »

D’ailleurs, la plupart du temps, le jeu lui même est en opposition totale avec ces rôlistes invétérés. De nombreux concepts basiques des MMOGs sont totalement contradictoire avec la notion d’immersion scénaristique : les ennemis réapparaissent sans cesse alors qu’on les combat depuis des années, les aventuriers gagnent des niveaux et possèdent tous une copie de la même épée légendaire, la même princesse est sauvée 154 fois dans la même journée (et il est même parfois nécessaire d’attendre qu’elle daigne réapparaître pour pouvoir la sauver, car un autre galant prince est passé quelques minutes avant vous), … Bref, on ne peut pas dire que les MMOs soient un eldorado de cohérence et de logique.

Malgré tout, pour moi, c’est avec les MMOGs que naît ce qui constitue l’évolution ultime de la façon dont nous pouvons, à travers un univers virtuel, raconter une Histoire. Avec un grand H. Il s’agit de ces jeux où l’histoire… est à écrire. Je suis arrivé à cette conclusion en découvrant cet OVNI qu’est Eve Online. Je surfais sur divers forums de joueurs au beau milieu d’une nuit, lorsque je suis tombé sur un site où une news expliquait les récents mouvement de flotte d’un secteur spatial à un autre, en détaillant la situation géo-politique d’une corporation vis-à-vis d’une autre. L’auteur de l’article était visiblement un responsable d’une de ces corporation.

Le choc a été de constater qu’il ne s’agissait pas de roleplay. Le texte expliquait, dans les termes du jeu, une situation du jeu, et ses conséquences sur le gameplay. C’est l’avatar de chef de corporation qui s’exprimait, mais ses mots n’auraient pas été différents de s’il avait s’agit de son joueur. Pour moi, c’est là un tour de force absolument incroyable et énorme. Une révolution, et pourtant quelque chose de si logique et naturel. Eve Online dispose d’un background très fourni. Il dispose également de systèmes de scénarios dirigistes, à travers des missions automatisées. Mais son univers est dynamique : les joueurs construisent l’histoire.

Là où, classiquement, les joueurs se divisent en un camp de rôlistes minoritaire, et un camp de joueurs « normaux », il n’existe dans cet univers qu’un seul camp : les joueurs. Certains font tout de même plus que d’autres pour crédibiliser leur personnage et jouer leur rôle, mais aucun n’a le pouvoir de briser l’immersion. Le gameplay est construit par l’univers, et il n’est pas dissocié de ce dernier. Ce tout forme une boucle d’immersion dans laquelle les joueurs évoluent.

Je souhaite vivement que de nombreux autres jeux suivent à l’avenir cette voie que je considère comme très prometteuse. Il est vrai que l’environnement d’un space-opera y est particulièrement propice, mais bon sang, les rouages nécessaires ne sont pourtant pas très compliqués : il suffit d’assumer dans l’histoire de l’univers le gameplay que l’on offre aux joueurs.

Si les habitants des Royaumes Oubliés avaient eut pour coutume de comparer leurs niveaux afin de juger de leurs compétences mutuelles, nous aurions tous été rôlistes.

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  1. Ebe
    01/02/2009 à 02:05 | #1

    Super article. :)

    En fait, c’est un pli à prendre. J’ai fait le même constat que toi (et Eve m’a conforté dans mon impression), et quelque part.. Il suffit de le garder à l’esprit en développant des mécanismes de jeu.

    "Si je propose ça de cette façon, alors les joueurs parleront naturellement de ce ressort et ça ne choquera pas les gens immergés".

    C’est peut être une des raisons pour lesquelles je ne fais que dans les jeux multijoueurs…

  2. Totoro
    01/02/2009 à 19:37 | #2

    Pour compléter ta réflexion, il me semble qu’il faudrait distinguer deux histoires, l’histoire virtuelle, celle qui est (ou pas) racontée par le jeu, et la réelle, celle vécue par le joueur (ou le groupe de joueurs).

    L’histoire virtuelle, si les game-designers en ont voulue une, n’est qu’un élément de décor plus ou moins important. Dans un "house of the dead" l’enchainement des séquences construit l’histoire, et l’ensemble des joueurs partageront la même histoire virtuelle. Dans Sims, au contraire, les joueurs élaborent des parties distinctes, et construisent leurs propres histoires virtuelles.

    Dans les deux cas, les joueurs "vivront" des histoires réelles bien différentes les unes des autres. Dans un jeu ouvert, à la Sims, cela semble évident. Mais même dans un jeu complètement fermé, comme ces bons vieux BTA chaque joueurs, ou groupe de joueurs qui auront vécu les mêmes parties relateront un vécu unique. <<Tu te rappelle combien de fois on est mort avant de le butter ce monstre de fin de niveau, on arrivé pas a viser sa patte ! On avait rien compris ! >>

    Alors les jeux en lignes, massivement multi-joueurs soulèvent un problème nouveau, comme tu le mets en évidence dans ce post. Les histoires virtuelles sont le plus souvent des artefacts du jeu, et même si les game designers s’évertuent à faire des "jolies histoires" elles se transforment rapidement en "simple objets de déco" (sic. pour la princesse) qui soulèvent le plus souvent leurs lots d’incohérences.

    D’un autre coté l’ensemble des joueurs vivent une seule et même histoire "réelle" au sein d’un même environnement de jeu. Parce qu’ils partagent leurs temps et leurs énergies au sein de l’univers du jeu.

    Dans ce cas, quelque soit l’acharnement du game-designer à vouloir créer une ou des histoires virtuelles, les joueurs en vivront une autre, partagée, imprévue et collective . C’est toute la force des jeux massivement multi-joueurs. C’est pour ça aussi qu’ils peuvent générer un tel engagement de la part des joueurs qui "vivent" quelque chose de plus grand.

    Le plus souvent, les concepteurs du jeux développent une attitude de confrontation et s’obstinent a "rétablir" la cohérence de leurs mondes (la cohérence de l’histoire virtuelle), mise a mal par le comportement des joueurs issue de leurs perception de l’histoire réelle. C’est particulièrement vrai au regard des mécanismes de commerces au sein des MMORPGs. Les prix des matières premières issues du travail des joueurs évoluent très rapidement dans des directions inattendue et faut d’un attrait suffisant l’or peut finir par être moins chère que l’eau par la simple loi de l’offre et de la demande.

    Toute l’intelligence du gamedesginer de ce type de jeux, devraient s’appliquer a mettre en résonance l’histoire virtuelle et l’histoire réelle vécue par les joueurs. Il faut pour ça renoncer a raconter, mais plutôt travailler à "sentir" l’évolution du monde virtuel pour le maintenir cohérent avec le vécu des joueurs.

    Bref, gamedesigner de MMORPGs, c’est un vrai travail d’artiste.

  3. 01/02/2009 à 22:58 | #3

    Yep, totalement d’accord. J’ai tendance à appeler ce que tu nommes "histoire réelle", "expérience de jeu". La somme des émotions, sensations et actions vécues par le joueur lors de sa partie.

    J’aurais même tendance à dire qu’il y a plusieurs expériences de jeu différentes, vécues simultanément.

    L’une d’entre elles est l’expérience instantanée : les sursauts, les mouvements du regard, les gestes, les poussées d’adrénaline, les réflexions, …

    Une autre est l’expérience post-interaction : les souvenirs du joueur et ses sensations lorsqu’il raconte sa partie juste après l’avoir jouée.

    Et il y a également l’expérience en mémoire à long terme : ce que le joueur ressent, longtemps après sa partie (souvent après avoir totalement arrêté de jouer au jeu), lorsqu’il repense aux moments passés.

    Et évidemment, une infinité de déclinaisons est possible sur T.

    Et effectivement, à mon sens, c’est lorsque la réponse aux questions "quelle était l’histoire de ce jeu" et "qu’as-tu fais durant ta partie" sont équivalentes que l’immersion peut être considérée comme un succès.

  4. 02/02/2009 à 02:17 | #4

    A ceci j’ajouterais un type de jeu, dont il n’existe qu’une seul mouture dans son genre. Fallout.

    Bien que je ne sois sans doute guère objectif en parlant de ce jeux, je crois cependant que même s’il ne s’agit pas d’un MMORPG, a ceci pour lui que lorsque l’on finit le scenario principal proposé au joueur ( cas 1 ), on nous propose sympathiquement de continuer tout de même a jouer hors scénario ( cas 3 ), si on le souhaite, ou au contraire, de s’arrêter là. Je parle du 1 & 2, n’ayant pas joué au dernier opus.

    Les concepteurs ont réussit a créer un univers tellement profond et immersif, avec une telle personnalité, qu’il peuvent se permettre de proposer au joueur de continuer l’aventure, sans cesse renouvelée par la multiplicité des détails, clins d’oeils, et toutes autres facéties jugées bonnes pour donner la consistance au jeu.

    Si bien que, dû a la qualité des rebondissements et impacts des actions du joueur sur son environnement, on finit par ne même plus se rendre compte que l’on est finalement seul dans cet univers, mais tellement riche que l’on s’y créé sa propre histoire ( cas 2 ).
    En grand fan de fallout peut être ne suis-je pas très objectif, cependant, j’ai tendance a voir l’ensemble des jeux vidéos pouvant rentrer dans un carton, et qu’a coté de celui ci reste encore le carton "fallout".

    Chaque facette est bien distincte et ne peut se vivre sans distinction d’une autre, et pourtant, on finit par se trouver dans les trois cas sans être vraiment capable de le distinguer.

    Un petit peu comme Morrowind, ou, lorsque l’on tue un personnage clef, on se retrouver avec cette petite fenetre "vous avez tué un personnage indispensable au bon déroulement de l’histoire, vous pouvez choisir de continuer, mais vous ne pourrez plus avancer dans le jeu", finalement, c’est assez caractéristique de jeux a très fort potentiel :
    On a un univers mis en place qui se suffit à lui même, dans lequel le joueur peut evoluer comme bon lui semble, mais comme ce jeu n’est pas destiné a etre un MMORPG, on lui colle un scénario et une trame narrative a suivre gentillement.

    "la plupart des jeux vidéos" => ne serait’il pas plus judicieux de dire "la plupart des RPG" ?

    En tout cas, je plussoie Ebe, c’est un super article ;)

  5. 02/02/2009 à 14:23 | #5

    "vous avez tué un personnage indispensable au bon déroulement de l’histoire, vous pouvez choisir de continuer, mais vous ne pourrez plus avancer dans le jeu"

    Erf, personnellement, c’est le genre de phrase qui ne me fait absolument pas rêver.. Pour moi c’est un défaut de conception. Si l’on peut tuer des personnages essentiels, alors il faut veiller à ce qu’ils soient remplaçables, ou qu’il puissent "revenir" de façon cohérente. Sinon, il y a plein de façon d’empêcher la mort d’un personnage de façon tout aussi cohérente (je t’envoie des lettre, je suis protégé par ma garde, etc..).

    Ce n’est pas du tout le même trip, mais GTA permet aussi de s’immerger dans le jeu sans forcément poursuivre la quête principale, pendant ou après avoir terminé celle ci. C’est un jeu qui crée des anecdotes à chaque coin de rue. Après, on aime ou on aime pas. ^^

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